Strasbourg, novembre 1793. SALE TEMPS POUR LA BOULANGE !
Dans le prolongement de la crise financière de 1789, la France plonge dans une grave crise frumentaire. A compter de 1791, année de récolte médiocre, et jusqu’au printemps 1793, le pays est secoué par d’innombrables émeutes de subsistance, souvent réprimées avec sévérité. L’inflation galope, aggravée par la déconfiture de l’assignat qui perd 40% de sa valeur nominale durant l’été 1792. C’est un temps béni pour les agioteurs et profiteurs de tout poil.
Le 12 novembre 1793, le Tribunal Révolutionnaire de Strasbourg tacle sévèrement la corporation boulangère. Accusés d’avoir « contribué à porter à un prix exorbitant les denrées de première nécessités », boulangers et consorts doivent être regardés « comme les ennemis du genre humain. », rien moins ! La profession « s’est rendue coupable de ce crime, en refusant les assignats en payement, en ne les prenant qu’à une perte énorme, en faisant constamment deux prix, en entretenant dans les campagnes l’idolâtrie pour le numéraire, en repoussant avec dureté les braves défenseurs de la patrie & tous ceux qui ne pouvoient payer qu’en assignats. » Entre les lignes, il leur est surtout reproché d’avoir flairé très tôt la gabegie des assignats et exigé, à l’instar des cultivateurs, d’être payés en numéraire, au grand dam d’une population exsangue.
Il s’agit donc de « venger le Peuple & reprendre à ces voleurs une partie de leur proye ». Les sans-culottes ne font pas dans la dentelle. Après un rapide procès, les amendes, exorbitantes, de 500 à 25 000 livres, pleuvent. Pour la jeune municipalité républicaine, c’est là une occasion inespérée de renflouer ses caisses et de financer son soutien direct à la population qui gronde. Le tribunal déclare « qu’aucune réclamation ne sera admise » et, sans versement dans la caisse du Tribunal Révolutionnaire sous huit jours (en argent sonnant et trébuchant, non en assignats dépréciés), les condamnés « seront déportés & leurs biens confisqués. »
Ce document imprimé en français et en allemand offre un bel instantané de l’offre boulangère de la ville en novembre 1793. La « grande majorité des boulangers, fourniers & fariniers de la ville de Strasbourg », soit 82 artisans et quelques marchands et mesureurs de grains, est ainsi jetée en pâture à l’opprobre publique. Strasbourg abritant 47 254 habitants en 1793, il y a donc au moins une boulangerie pour près de 600 habitants, chiffre à rapprocher de nos données actuelles : en 2020, 400 boulangeries (dont 130 à Strasbourg) sont en activité dans le Bas-Rhin, soit un établissement pour 2 872 habitants – sachant toutefois que les boulangers ne produisent plus que 60% de la consommation totale de pain.
En 1793, il n’était guère difficile de trouver du pain à Strasbourg en dehors des périodes de crise alimentaire. Un chapelet de 11 boulangeries agrémente alors la Grand Rue d’une bonne odeur de pain chaud ! Certaines rues comptent 4 établissements (rue de la Madeleine, Krutenau), d’autres trois (Faubourg blanc, Faubourg de Saverne, rue de la Petite boucherie, rue de la Fédération). Sept rues ou places en dénombrent deux. Bien entendu, le rapport au pain n’était absolument pas le même qu’aujourd’hui. Au 18ème siècle, la consommation journalière par personne était proche du kilo, chiffre à peine altéré en 1900 (900 grammes). Le déclin est ensuite rapide et constant : un Français de 1950 consomme chaque jour 325g, contre 120g aujourd’hui. Quant aux raisons de cet inexorable déclin, c’est une autre histoire…
Sources :
. Archives Municipales de Strasbourg, Fond des Jacobins, Société des Amis de la Constitution, 205 MW 9 (142-257)
. Archives Départementales du Val d’Oise, 1 LU SUP 32
. Site de la Confédération Nationale de la Boulangerie et Boulangerie-Pâtisserie Française, https://boulangerie.org/economie/
. Page Wikipédia « Démographie de Strasbourg », https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mographie_de_Strasbourg
Illustration : faux assignat de 1000 livres, An II.